Les cases administratives ne racontent jamais toute l’histoire. En France, la mention du sexe sur l’état civil se résume à deux choix possibles : masculin ou féminin. Pourtant, ailleurs dans le monde, des dispositifs existent déjà pour reconnaître d’autres réalités de genre. L’Hexagone, lui, continue de camper sur une classification binaire qui ne colle ni à la diversité des vécus, ni à la complexité des parcours.
Mais la non-reconnaissance officielle ne fait disparaître ni les personnes, ni les questions. Au contraire, nombre d’individus voient leur quotidien heurté par l’absence de statut, de visibilité, voire de droits appropriés. Les démarches pour faire bouger les lignes, dans l’administration, l’opinion, ou même au sein des familles, affrontent des résistances solides, et restent le plus souvent mal connues du grand public.
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Corps non binaire : de quoi parle-t-on vraiment ?
Le corps non binaire s’affranchit des frontières rigides « homme » ou « femme » imposées par l’état civil et la société française. Quand le genre assigné à la naissance ne reflète ni l’intimité, ni le ressenti, tout un éventail de possibilités s’ouvre. Certaines personnes revendiquent un genre neutre, d’autres vivent l’oscillation entre masculin et féminin, certaines se tournent vers l’androgynie ou empruntent le terme genderfluid.
Se revendiquer non-binaire, c’est refuser un monde étriqué. Le terme rassemble celles et ceux dont l’identité de genre ne correspond ni au masculin, ni au féminin. Derrière cette étiquette, certains changent de prénoms, adoptent de nouveaux pronoms, expriment leur identité à travers vêtements ou attitudes… d’autres optent pour la discrétion la plus totale. Il arrive aussi que des personnes intersexes, dont les caractéristiques à la naissance ne cadrent pas avec les définitions médicales traditionnelles, se reconnaissent dans la non-binarité, même si ce n’est pas systématique.
Pour clarifier les dimensions du non-binaire, voici ce que recouvrent ces notions :
- Identité de genre : ressenti profond, indépendant du sexe assigné à la naissance
- Expression de genre : choix vestimentaires, présentation, sélection du prénom ou des pronoms
- Terminologie : non-binaire, genderfluid, androgynie, troisième sexe, genre neutre, intersexe
La multiplicité des identités de genre dépasse largement l’opposition masculin/féminin. Les mots changent, les trajectoires aussi, et la norme binaire se fissure. Pour beaucoup, le « binaire » n’offre qu’un cadre rigide, souvent perçu comme un carcan à dépasser pour se construire librement.
Des vécus pluriels, loin des stéréotypes de genre
Derrière l’expression personne non-binaire se cachent une infinité de trajectoires singulières. Il n’existe pas de modèle unique : chaque histoire a sa propre cadence. Suite à un coming out, que ce soit auprès des proches ou au travail, certains entament une transition sociale, changement de prénom, ajustement des pronoms, adoption d’une apparence moins genrée, refus des étiquettes. D’autres gardent leur identité en retrait, sans volonté affichée d’en faire une revendication.
La dysphorie de genre ne touche pas systématiquement les personnes non binaires. Nombreux évoquent plutôt l’euphorie de genre, ce sentiment d’accord interne quand identité et expression se rejoignent. Pour une partie, la transition médicale (traitements hormonaux, actes chirurgicaux) fait partie du parcours ; pour d’autres, la démarche reste personnelle ou sociale et ne passe par aucun changement médical ou administratif. Pas de recette universelle, le chemin se construit à mesure des envies et réalités de chacun.
À chaque étape, le regard collectif pèse. Les stéréotypes enferment, marginalisent, invisibilisent. Dans le cercle familial, sur le lieu de travail, lors de démarches administratives, l’accès à la reconnaissance reste variable. Les parcours pour obtenir un changement administratif sont longs, fastidieux et souvent dissuasifs. Cette rigidité institutionnelle accroît le sentiment d’injustice, alors que sur le terrain, des voix se lèvent pour rappeler le droit d’être reconnu hors des cadres restreints.
Quels obstacles à la reconnaissance et à la visibilité en France ?
Sur le plan légal, rien ne bouge. Malgré quelques évolutions dans l’opinion, la France n’offre que la possibilité de se déclarer « masculin » ou « féminin » sur les papiers d’identité. L’idée d’une mention neutre demeure inaccessible, là où l’Allemagne, l’Australie ou le Canada ont déjà franchi ce pas. Changer la mention du sexe nécessite de passer devant un juge, de monter des dossiers détaillés, voire de subir des démarches intrusives, ce qui freine plus d’une personne dans sa volonté d’être reconnue.
L’absence de visibilité sociale s’ajoute à ces barrières juridiques. L’enbyphobie, hostilité envers les personnes non binaires, se manifeste sous bien des formes : moqueries, invisibilisation, parfois rejet, y compris dans des milieux militants. La langue française, structurée autour du masculin et du féminin, rajoute un défi supplémentaire. La question de l’écriture inclusive et de l’apparition de nouveaux pronoms donne lieu à des débats vite caricaturés. Pourtant, certains collectifs s’organisent pour créer de nouvelles formes, dans l’idée de donner une place visible à tous ces vécus.
Dans la réalité, voici plusieurs obstacles qui perdurent :
- Discrimination à l’embauche : absence d’accompagnement, harcèlement, obstacles systémiques lors des recrutements
- Effacement dans les médias : manque de figures valorisantes, ignorance persistante des enjeux non-binaires
- Prise en compte insuffisante dans la plupart des outils informatiques ou services en ligne, exception faite d’une poignée d’entreprises proposant divers choix de genre
Réfléchir ensemble à la diversité des identités de genre
La société française commence lentement à saisir l’étendue des expériences autour du genre. Des personnes comme Bilal Hassani, Demi Lovato ou Emma Corrin ont mis en lumière des parcours longtemps invisibilisés, mais cette visibilité ne concerne pas seulement des célébrités. Dans l’intimité des familles, en milieu scolaire, au sein d’associations, des personnes non binaires questionnent la norme, redéfinissent les codes, invitent à penser autrement le rapport entre genre et corps.
La langue, chapitrée autour de deux genres, devient un espace d’innovation. Des collectifs expérimentent de nouveaux usages, proposent des alternatives, testent la souplesse de nos conventions écrites. L’écriture inclusive ne se limite pas à une posture : elle permet d’affirmer l’existence de chacun. Choisir son pronom, s’approprier une autre grammaire, c’est aussi se réapproprier sa place dans la société.
Voici quelques initiatives qui contribuent à ouvrir la réflexion :
- Des ateliers consacrés à l’expérimentation des expressions de genre : exploration vestimentaire, choix de posture ou de vocabulaire
- Des universités et institutions culturelles commencent à mettre ces questions à l’agenda et à inviter la diversité des identités de genre au sein de leurs espaces de dialogue
Le mouvement pour ouvrir la reconnaissance des genres s’enracine dans le quotidien, bouscule progressivement les lignes entre vie privée et espace public. La société apprend, peu à peu, à nommer, à accueillir la pluralité, à respecter toutes celles et ceux qui refusent l’étau du masculin/féminin. Face à la force de la diversité des genres, la question ne se pose plus en termes binaires : la richesse collective avance, et la page s’écrit encore, loin de toute assignation définitive.


